Articles du Vendredi : Sélection du 16 janvier 2015

Je ne suis pas en guerre

Hervé Kempf
www.reporterre.net/EDITO-Je-ne-suis-pas-en-guerre

Pour mes élèves de Seine Saint-Denis

Publié le 10 janvier 2015
www.bastamag.net/Pour-mes-eleves-de-Seine-Saint

« La peur d’une communauté qui n’existe pas ».

Olivier Roy, chercheur spécialiste de l’islam
http://campvolant.com/2015/01/09/la-peur-dune-communaute-qui-nexiste-pas-par-olivier-roy/

Olivier Roy: «La communauté musulmane n’existe pas»

JOSEPH CONFAVREUX
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 11 JANVIER 2015 SUR MEDIAPART

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Je ne suis pas en guerre

Hervé Kempf
www.reporterre.net/EDITO-Je-ne-suis-pas-en-guerre

Cela vient sans doute d’avoir été biberonné (entre autres lectures) à Charlie Hebdo du temps où ce journal n’était pas obsédé par l’Islam, mais la vision de l’Assemblée chantant d’une voix mâle La Marseillaise pour répandre un sang impur, l’écoute de l’applaudissement à tout rompre de la police, la lecture du discours de Manuel Valls ponctué de « barbarie », « guerre » et autres mesures exceptionnelles contre le terrorisme, tout cela soulève un sentiment à mi-chemin entre le malaise et le haut-le-coeur. Comme si la classe politique et médiatique volait l’expression populaire de dimanche, qui mettait d’abord en avant la liberté d’expression, les crayons, la parole.

Tous ces gens, dimanche, voulaient-ils seulement des policiers, des soldats dans les rues, de l’ordre, de l’autorité, de l’épuration, de la guerre ? Et bien, si c’était cela, je ne serai pas d’accord avec eux.

Immense malaise de n’entendre quasiment que les mots de police, de traque, de renseignement, de prison, d’isolement, de protection. Immense malaise de voir dix mille soldats déployés, en plus de ceux qui trainent dans les rues déjà depuis des années. Ils ne sont pas là pour protéger quoi que ce soit – ont-ils empêché les assassinats du 7 janvier ? -, mais pour nous habituer à trouver normal qu’il y ait des soldats dans les rues. Comme dans… un Etat militaire, un Etat policier.

Immense malaise de l’absence presque totale de réflexion, au sens de retour sur soi. Comme s’il ne s’agissait que d’un péril extérieur, étranger, indicible. Immense malaise devant l’incapacité à poser cette question simple : qu’est-ce qui a conduit MM. Kouachi et Coulibaly à commettre de tels actes ? L’incapacité à oublier deux faits simples : ces hommes étaient français. Ils sont nés du sein de cette nation que l’on célèbre avec des mots vengeurs. Et puis cet autre fait simple, que rappelait Stéphane Lavignotte : « Les assassins ont fait quelque chose d’inhumain, de monstrueux. Mais ils restent des humains. » Oui, ce sont des humains, et l’on n’entend presque rien, ces jours-ci, qui nous aident à réfléchir à ce qui pousse des humains à commettre de tels actes.

Je ne sais pas. Mais je sais que nous ne saurons pas si, en nous obsédant sur les policiers, la guerre, les prisons, nous ne parlons pas d’écoles, de villes, de culture. De racines, de déracinement, d’exclusions, de solitude, de lien social.

Et quand j’entends l’unanimité de ces politiciens qui parlent de guerre – Manuel Valls : « La France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical » -, je rappelle qu’il y a une autre guerre, décrite sans fard par le milliardaire Warren Buffet : « Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner. » Vraiment, n’y a-t-il rien à voir, pas un fil d’explication, entre le crime de MM. Kouachi et les politiques prônées par MM. Bolloré, Arnault, Pinault, Dassault, Mulliez,… ? Rien à voir entre la poussée de « l’islamisme radical » et le fait que 85 personnes possèdent autant que trois milliards d’autres humains ? Rien à voir entre la poursuite obstinée des politiques néo-libérales et la déshérence de l’école, des systèmes de santé, des quartiers ?

Il y a une guerre des riches contre le peuple. Et il faut poser la question inconvenante de savoir si une partie du peuple ne répond pas d’une façon que n’avait pas prévue les traités révolutionnaires.

Et puis, entendre ces députés blancs, mâles, français, faire comme si on nous faisait la guerre. Mais, au fait, qui fait la guerre à qui ? Qui a commencé dans ce jeu fou ? Qui a des troupes au Mali, au Centrafrique, en Irak ? Qui n’a rien dit quand l’Etat d’Israël a mené une guerre sans pitié à Gaza, en juillet dernier, tuant 1 800 Palestiniens dont 65 % de civils ? Qui est intervenu en Libye en 2011 ? Et combien de personnes les drones de M. Obama ont-ils tué ? Etc. dans cette liste sans fin : il ne s’agit pas ici, en deux phrases, de désigner les coupables et les victimes, mais de rappeler qu’il est impossible de déterminer dans les guerres qui a raison et qui a tort, puisque les torts sont partagés.

Eh bien, il faut pouvoir dire : non, je ne suis pas en guerre ; non, je ne considère pas que le problème islamique est le plus important de l’époque ; non, je n’admets pas une unanimité qui couvrirait une inégalité stupéfiante ; non, je ne  pense pas que nous avons besoin de plus de policiers et de prisons.

Et oui, je peux dire : Nous voulons la paix ; nous considérons que l’essentiel aujourd’hui est la crise écologique ; nous ne retrouverons l’unité que quand les inégalités seront réduites ; nous avons besoin de plus d’artistes et d’écoles.

Pour mes élèves de Seine Saint-Denis

Publié le 10 janvier 2015
www.bastamag.net/Pour-mes-eleves-de-Seine-Saint

Lorsque j’ai appris l’attaque de Charlie Hebdo, je rentrais de l’école. Un message, puis deux, sur mon téléphone. Puis je suis restée bloquée sur les chaînes d’information pendant un long moment sans pouvoir rien faire d’autre. Je me suis mise au travail, car c’était un mercredi après-midi et que j’avais des copies à corriger. Des copies de brevet blanc, un sujet d’argumentation : « Pensez-vous que tous les élèves de France ont les mêmes chances de réussir à l’école ? ». J’ai lu, j’ai corrigé, sans être jamais loin de mon écran d’ordinateur. J’ai bu beaucoup de café. L’atmosphère était pesante. J’ai pleuré comme on pleure lorsque toutes les vannes sont ouvertes d’un coup, avec de gros sanglots, des hoquets, le visage rougi. Très vite, j’ai pensé à mes élèves, collégiens et collégiennes, de toutes les couleurs, de toutes les origines. Musulmanes et musulmans, pour beaucoup. Voici ce qui s’est passé le lendemain matin, jeudi 8 janvier, lorsque je suis arrivée au collège de Seine Saint-Denis où je travaille.

Dans la salle des professeurs, l’une de mes collègues musulmanes réprime un sanglot en nous disant que sa religion est encore salie. Dans la cour, des murmures : le sujet est sur toutes les lèvres. Je me demande comment je vais réussir à faire cours. La veille au soir, j’ai préparé un diaporama avec des caricatures de tous les pays. De l’Iranien Kianoush Ramezani. De la Tunisienne Nadia Khiari. De l’Américaine Ann Telnaes. Du Français Plantu. J’ai la boule au ventre, comme mes collègues. Que vont nous dire nos élèves ? Vont-ils vouloir en parler ? Oui, ils ont voulu en parler. Nous en avons débattu. Ils ont été intelligents, ils ont posé des questions, ils ont posé les problèmes. À huit heures, j’avais cours avec ma classe de troisième. En plein chapitre sur la dystopie, nous devions le clore par une séance sur l’étude d’un extrait de Farenheit 451 de Ray Bradbury, lu en lecture cursive pendant le mois de décembre. Nous devions parler de censure, d’autodafés, de la liberté de penser et de s’exprimer. De l’importance de lire et de comprendre. Finalement, nous avons parlé de l’actualité. Et quand l’actualité fait un aussi triste écho à un roman écrit après la Seconde Guerre mondiale, il n’y a pas que le sang du professeur qui se glace.

Je ne savais pas, donc, ce que mes élèves allaient me dire. J’ai pris un air très grave, ils ont su que j’allais leur parler des événements de la veille. L’une de mes élèves m’a dit : « Vous connaissiez quelqu’un qui est mort madame ? ». Oui, comme vous tous. Nous allons en parler.
Cette classe est d’ordinaire frémissante. Les blagues potaches fusent souvent, la parole est difficile à canaliser. Ils ont toujours quelque chose à dire, en lien ou non avec le cours. Je tape du poing sur la table, souvent, pour avoir le silence, mais ils sont rarement dupes. Ils savent que je rirai trop souvent à leurs blagues pour réellement me fâcher. Comme je l’ai souvent dit, je ne suis pas très douée pour incarner l’autorité.

Quoi qu’il en soit, ce jeudi, j’ai un silence complet lorsque je m’exprime devant eux. Un silence respectueux, attentif, plein. Voici ce que je leur ai dit.

Je veux vous parler de ce qui s’est passé hier. Je vais vous dire ce que je ressens, et après vous me direz ce que vous, vous ressentez. Je vais vous raconter deux ou trois choses personnelles, parce qu’il est vraiment important que vous compreniez que ce que je vous dis est personnel. Je vais vous dire pourquoi je suis extrêmement triste, choquée, et inquiète après ce qui s’est passé hier.
Premièrement, je suis triste parce que des innocents sont morts assassinés, et je ressens un sentiment de compassion qui est lié au fait que je suis humaine et que je ne comprends pas qu’on puisse tuer. Parmi ces personnes qui sont mortes, il y en a certaines que je ne connaissais pas personnellement, mais dont je connaissais le travail. Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais ces morts me touchent beaucoup parce que j’ai grandi dans une maison remplie de livres et de bandes dessinées, que mon papa collectionnait quand j’étais petite. Alors vous voyez, certains de ces dessinateurs, je les ai connus dans l’enfance. Ils dessinaient dans d’autres journaux, avant que Charlie Hebdo existe, avant que je sois née, et ils étaient vraiment marrants. Ils se moquaient un peu de tout et de tout le monde. Vous savez tous que j’aime bien les blagues, alors quand des gens marrants meurent, moi ça m’embête beaucoup.
Deuxièmement, je suis triste parce que j’ai eu peur. Ma petite sœur est journaliste, et j’ai eu très peur pour elle. Elle n’est pas journaliste à Charlie Hebdo, elle travaille pour la rubrique culture d’un journal, et quand il y a eu l’attentat, ils ont fermé toutes les grilles, ils ont posté beaucoup de policiers. Quand les journaux doivent se protéger, quand on doit avoir peur pour un membre de sa famille qui est journaliste, c’est très effrayant. Vous savez tous ce qu’est la dystopie, c’est le sujet du chapitre que nous sommes en train de terminer, je trouve vraiment que ça y ressemble.

Enfin, je suis triste parce que je sais que vous allez en prendre plein la gueule. Je vous le dis parce que je trouve déjà qu’il y a beaucoup de gens qui vous montrent du doigt sans raison. Je vous le dis aussi parce que j’ai choisi d’enseigner en Seine Saint-Denis, je l’ai demandé. Je vous le dis parce que je vous vois tous les jours, je vous connais, je sais comment vous êtes, je vous aime bien. Je voudrais que tout le monde vous voie comme je vous vois, mais je sais que ce n’est pas le cas. Je suis triste et inquiète pour vous, parce que j’ai peur qu’on vous attaque parce que vous venez d’ici et parce que certains et certaines d’entre vous sont musulmans et musulmanes. Maintenant, j’aimerais que vous me disiez sincèrement ce que vous voulez dire sur ce qui s’est passé hier.

Alors ils m’ont dit ce qu’ils pensaient. Tout le monde a participé à la discussion. Voici ce qu’ils m’ont dit.

Ces gens-là, madame, c’est pas des musulmans, c’est des tarés.

C’est péché de tuer.

Ils sont cons, ils vont aller en enfer, ils ont pas droit de tuer les gens. Allah est le seul qui peut juger, on n’a pas le droit de juger.

Mais madame, si les dessinateurs étaient menacés de mort depuis longtemps, pourquoi ils ont continué ? Ils auraient dû arrêter, ils auraient été tranquilles. C’était quand même un peu abusé, ils en rajoutaient tout le temps.

Je leur ai expliqué. Je leur ai dit que je trouvais, moi aussi, que leur humour était souvent limite. Je leur ai expliqué que moi, Charlie Hebdo ne me faisait plus marrer depuis un moment. Je leur ai dit aussi qu’ils ont continué pour montrer que personne ne pouvait les empêcher de faire ce qu’ils voulaient. Quitte à ne pas être toujours subtils, quitte à ne pas toujours être marrants.

Ils m’ont demandé de regarder des dessins publiés par Charlie Hebdo. Je les ai projetés au tableau, nous les avons analysés ensemble. Celui-là il est marrant madame. Celui-là, il est vraiment bête. Celui-là, il est vraiment abusé.

Le dessin de presse, la caricature, comme les textes de satire, reposent sur la nécessité impérieuse d’une réflexion, sur une recherche de l’implicite qui s’acquiert avec le temps, avec l’esprit critique, avec la lecture. J’ai rappelé à mes élèves quelque chose que je leur dis chaque semaine, que l’intelligence est ce que nous avons de plus précieux, que c’est grâce à elle que nous pouvons comprendre non seulement les mots et les images, mais aussi ce qu’ils cachent, ce qu’ils suggèrent, ce qu’ils ne disent pas d’emblée.

Toutes et tous ont compris. Aucun ne m’a dit : « C’est bien fait », « Ils l’ont bien cherché », « Je suis bien content-e ». Aucun. Je n’ai pas eu besoin de les mener à dire quoi que ce soit. Ils l’ont dit eux-mêmes. Les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas des idiots.

Et moi non plus, enseignante, je ne suis pas idiote. Je ne baigne pas dans la démagogie dégueulasse dont on nous pense souvent coupables.

Je sais qu’une poignée d’élèves a refusé de faire la minute de silence, quand une grande majorité l’a respectée sans aucun problème. Curieusement – ou pas – ce sont les mêmes élèves qui, tout au long de l’année, ne respectent pas l’école ni les enseignant-e-s. Les mêmes qui viennent au collège sans leurs affaires, ne font pas leur travail, n’apprennent pas leurs leçons, perturbent le cours. Les mêmes dont les parents ne viennent pas aux réunions de remise des bulletins, les mêmes dont la famille ne répond pas au téléphone. Les mêmes dont nous peinerons à freiner la déscolarisation.

Ce n’est pas une coïncidence.

La personne que nous devenons est à la fois le fruit d’un développement personnel et celui de notre éducation, de notre milieu, de l’endroit où nous vivons. La pensée individuelle ne peut s’épanouir que lorsqu’elle trouve un terrain favorable. Lorsque le terrain est miné par le lavage de cerveau entamé dès l’enfance, par les discours radicaux de tous horizons, par des idées à l’emporte-pièces si faciles à comprendre, si binaires, la pensée personnelle libre et insoumise ne peut pas se développer et mûrir. Le fruit est pourri avant même que la fleur ne soit éclose.

Ce que je dis est simple, simpliste même, pour n’importe quelle personne sensée ayant ne serait-ce qu’effleuré une anthologie de littérature, un manuel de terminale de philosophie ou la sociologie pour les nuls.

Nous autres, enseignants dans le 93, nous échouons parfois à mener ces élèves vers d’autres idées. Nous échouons souvent à les détourner du chemin qui a été tracé pour eux par l’irresponsabilité d’un discours séduisant parce que facile à comprendre.

Il me semble de mon devoir, aujourd’hui, samedi 10 janvier 2015, de constater que nous avons face à nous une poignée de ces enfants. Et que, parmi tous nos collégiens, une immense majorité est capable d’un discours intelligent, capable d’entendre ce que nous disons, capable d’apprendre.
Il me semble de mon devoir, aussi, de faire comprendre à tous ceux qui en douteraient encore, qu’un enfant conditionné dès le berceau pourra très certainement dire des choses stupides, choquantes, révoltantes. Il est évident qu’il faut le condamner. Il est essentiel de comprendre qu’il est minoritaire. Essentiel. Indispensable. Vital. Dans toutes les ramifications de sens que peut avoir cet adjectif. Car mon but, dans ce texte un peu long – et j’espère que certaines et certains le liront jusqu’au bout – mon but, donc, est d’exprimer, ici, l’inquiétude profonde que j’ai pour la vie de nos collègues, ami-e-s, élèves, citoyen-ne-s musulman-e-s. Il est vital de dire, autant que son soutien pour ceux qui ont défendu la liberté d’expression jusqu’au bout, notre soutien à la majorité assourdie. L’Islam. Le vrai.

Lorsque je vois qu’un quotidien national, quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, part investiguer dans le 93 pour savoir comment ont réagi les élèves, je m’interroge, parce que l’odeur qui émane d’une telle démarche n’est pas très agréable à sentir.

Pourquoi le 93 ? Aucun de ces terroristes ne venait de Seine Saint-Denis. Aucun. Pourquoi le 93 ?
Pourquoi, tiens, n’allons-nous pas enquêter pour savoir les horreurs qu’ont dû proférer les collégiennes et les collégiens dont les parents votent Front National ? Pourquoi les journalistes ne sont-ils pas allés se poster devant les écoles de Béziers ? De Fréjus ? D’Hayange ? D’Hénin-Beaumont ? Pourquoi ne nous donne-t-on pas le droit de nous indigner des propos qu’ont très certainement tenus ces enfants qui, malheureusement pour eux, sont tout aussi imprégnés des idées de leurs parents et de leur milieu que la poignée d’élèves séquano-dionysiens ?

Je regrette vraiment qu’aujourd’hui les élèves du 93 soient stigmatisés, au lendemain de l’attentat terroriste, et je ne comprends pas pourquoi les médias choisissent de titrer, dans un geste racoleur qui me fout sérieusement la gerbe, « Les élèves de Seine Saint-Denis ne sont pas tous Charlie ».
Les élèves de Seine Saint-Denis n’ont surtout rien demandé. Ils aimeraient bien qu’on leur foute la paix, pour une fois, qu’on arrête de braquer les projecteurs sur eux dès qu’un bas du front islamiste vient dire ou commettre quelque chose d’effroyable.

Pas d’amalgame, dit-on.

Sauf qu’on regarde toujours du même côté quand quelque chose ne va pas. On dresse l’inconscient des lecteurs, même les plus intelligents, à créer une association d’idées entre un attentat terroriste et des gamins de Seine Saint-Denis qui ne représentent pas la majorité et qui sont conditionnés par le milieu qui les a vus naître.

Oui, il y a des connards en Seine Saint-Denis. Oui, il y en a qui sont bien contents que Charb se soit pris une balle dans la tête.

Non, tous les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas pour ces attentats. Non, tous les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas d’accord avec l’intégrisme islamiste. C’est même le contraire. Certains ont écrit spontanément des plaidoyers pour la liberté d’expression. D’autres ont eu des remarques plus intelligentes que certains adultes. D’autres ont lu « Liberté » de Paul Eluard en sanglotant.
En braquant les caméras et les dictaphones sur une poignée de crétins, on oublie l’intelligence des autres et la sienne.

Pendant ce temps-là, des Musulmans et des Musulmanes se font agresser. Des mosquées sont incendiées, taguées, injuriées.

J’écris ce texte pour mes élèves du 93, pour la communauté musulmane, pour toutes celles et tous ceux qui seront dans l’ombre d’une poignée d’abrutis obscurantistes qui n’a rien à faire d’autre que de jeter de l’encre noire sur les sourates du Coran.

Je suis solidaire avec tous celles et ceux que l’on n’entend pas. Je suis française. Vous êtes français.

« La peur d’une communauté qui n’existe pas ».

Olivier Roy, chercheur spécialiste de l’islam
http://campvolant.com/2015/01/09/la-peur-dune-communaute-qui-nexiste-pas-par-olivier-roy/

L’émotion qui a saisi la France après la tuerie de Charlie Hebdo est plus qu’une réaction d’horreur ou une manifestation de solidarité : elle est un fait de société. Car cet acte terroriste est lui aussi plus qu’un crime : c’est un événement politique, non pas parce qu’il est l’attentat le plus meurtrier commis en France depuis 1961 ou parce qu’il touche à la liberté d’expression et à celle de la presse (des attentats, il y en a eu et il y en aura encore, sous quelque drapeau que ce soit, et la liberté d’expression a connu et connaîtra bien d’autres menaces), mais parce qu’il transforme un débat intellectuel en question quasi existentielle : s’interroger sur le lien entre islam et violence conduit à s’interroger sur la place des musulmans en France.

C’est une question existentielle parce qu’elle porte sur la cohésion de la société française, qu’on la perçoit comme menacée par une présence musulmane qui va au-delà d’un simple phénomène démographique (et c’est désormais l’opinion dominante) ou bien comme menacée par une islamophobie exacerbée par le terrorisme de quelques-uns (c’est la variante antiraciste de cette inquiétude sur le « vivre-ensemble » : le risque majeur serait alors celui d’une ostracisation croissante des musulmans de France).

Soumission à rebours

L’enjeu, au-delà d’une dimension purement sécuritaire qui est parfaitement gérable (non, il ne s’agit pas du 11-septembre français, – un peu de tenue et de retenue !), est celui de la présence musulmane en France. Cet enjeu se posait bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, mais dans des termes politiquement « localisés » : l’obsession populiste anti-immigration, les angoisses civilisationnelles d’une droite conservatrice se réclamant d’un christianisme identitaire, ou bien la phobie antireligieuse d’une laïcité venue de la gauche, mais qui s’est elle aussi transformée en discours identitaire attrape-tout récupéré par le Front national (FN).

Désormais, l’inquiétude au sujet de l’islam et des musulmans de France est devenue un thème plus diffus, moins marqué politiquement, qui va au-delà des familles idéologiques, et donc qui n’est plus sensible à un traitement moralisateur ou culpabilisant (l’antiracisme ou les appels creux et donc vains au vivre-ensemble). Rien ne sert de cibler le FN, les thèmes qu’il a développés sont désormais dans le domaine public et le petit jeu de savoir qui est responsable n’a plus guère de sens. La parole s’est libérée et l’on se confronte aujourd’hui à l’islamophobie de l’honnête homme, au moment même où chacun a, par ailleurs, un honnête et bon copain musulman.

Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.

Le deuxième discours, minoritaire et qui a du mal à se faire entendre, est celui que je qualifierais d’«islamo-progressiste », mis en avant par des musulmans plus ou moins croyants et par toute la mouvance antiraciste. Not in my name, « pas en mon nom ». L’islam des terroristes n’est pas « mon » islam, et ce n’est pas l’islam non plus, qui est une religion de paix et de tolérance (ce qui pose un problème d’ailleurs pour nombre d’athées d’origine musulmane, qui oscillent entre la surenchère dans la condamnation du fondamentalisme et la nostalgie d’un islam « andalou » qui n’a jamais existé). La vraie menace, c’est l’islamophobie et l’exclusion qui peuvent expliquer, sans l’excuser, la radicalisation des jeunes. Tout en participant au chœur du grand récit de l’union nationale, les antiracistes ajoutent un bémol : attention à ne pas stigmatiser les musulmans.

La juxtaposition de ces deux discours conduit à une impasse. Pour en sortir, il faudrait d’abord prendre en compte un certain nombre de faits, têtus, qu’on ne veut pas voir et qui montrent que les jeunes radicalisés ne sont en rien l’avant-garde ou les porte-parole des frustrations de la population musulmane, et surtout qu’il n’y a pas de « communauté musulmane » en France.

 

Les jeunes radicalisés, s’ils s’appuient bien sur un imaginaire politique musulman (la oummah des premiers temps), sont en rupture délibérée tant avec l’islam de leurs parents qu’avec les cultures des sociétés musulmanes. Ils inventent l’islam qu’ils opposent à l’Occident. Ils viennent de la périphérie du monde musulman (à savoir l’Occident : la Belgique fournit cent fois plus de djihadistes pour Daech que l’Egypte, proportionnellement à la population musulmane présente sur le territoire), ils se meuvent dans une culture occidentale de la communication, de la mise en scène et de la violence, ils incarnent une rupture générationnelle (les parents désormais appellent la police quand leurs enfants partent en Syrie), ils ne sont pas insérés dans les communautés religieuses locales (mosquées de quartier), ils pratiquent l’autoradicalisation sur Internet, recherchent un djihad global, et ne s’intéressent pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine). Bref, ils n’œuvrent pas à l’islamisation des sociétés, mais à la réalisation de leur fantasme d’héroïsme malsain (« J’ai vengé le Prophète », clamait un des tueurs de Charlie Hebdo). La grande proportion de convertis parmi les radicaux (22 % de volontaires qui rejoignent Daech, selon la police française) montre bien que la radicalisation concerne une frange marginale de la jeunesse en général et non le cœur de la population musulmane.

Cliché

Inversement, si l’on peut dire, les faits montrent que les musulmans français sont bien plus intégrés qu’on ne le dit. Chaque attentat « islamiste » fait désormais au moins une victime musulmane parmi les forces de l’ordre : Imad Ibn Ziaten, militaire français tué par Mohamed Merah à Toulouse en 2012, ou le brigadier Ahmed Merabet, tué lorsqu’il a tenté d’arrêter le commando des tueurs de Charlie Hebdo. Au lieu d’être cités en exemple, ils sont pris en contre-exemple : le « vrai » musulman est le terroriste, les autres sont des exceptions. Mais, statistiquement, c’est faux : en France, il y a plus de musulmans dans l’armée, la police et la gendarmerie que dans les réseaux Al-Qaida, sans parler de l’administration, des hôpitaux, du barreau ou de l’enseignement.

Un autre cliché veut que les musulmans ne condamnent pas le terrorisme. Mais Internet déborde de condamnations et de fatwas antiterroristes. Si les faits démentent la thèse de la radicalisation de la population musulmane, pourquoi sont-ils inaudibles ? Pourquoi s’interroge-t-on autant sur une radicalisation qui ne concerne que les marges ? Parce qu’on impute à la population musulmane une communautarisation qu’on lui reproche ensuite de ne pas exhiber. On reproche aux musulmans d’être communautarisés, mais on leur demande de réagir contre le terrorisme en tant que communauté. C’est ce qu’on appelle la double contrainte : soyez ce que je vous demande de ne pas être. Et la réponse à une contrainte ne peut être qu’inaudible.

Si, au niveau local, celui des quartiers, on peut constater certaines formes de communautarisation, il n’en est rien au niveau national. Les musulmans de France n’ont jamais eu la volonté de mettre en place des institutions représentatives et encore moins un lobby musulman. Il n’y a pas l’ombre du début de la mise en place d’un parti musulman (désolé pour Houellebecq, mais il a l’excuse de la fiction) ; les candidats à la vie politique qui sont d’origine musulmane se répartissent sur l’ensemble du spectre politique français (y compris à l’extrême droite). Il n’y a pas de vote musulman (ce que le PS découvre à son détriment).

Il n’y a pas, non plus, de réseaux d’écoles confessionnelles musulmanes (moins de dix en France), pas de mobilisation dans la rue (aucune manifestation sur une cause islamique n’a rassemblé plus de quelques milliers de personnes), presque pas de grandes mosquées (lesquelles sont presque toujours financées de l’extérieur), mais un pullulement de petites mosquées de proximité. S’il y a un effort de communautarisation, il vient d’en haut : des Etats, et non des citoyens. Les prétendues organisations représentatives, du Conseil français du culte musulman à la Grande Mosquée de Paris, sont tenues à bout de bras par les gouvernements français et étrangers, mais n’ont aucune légitimité locale. Bref, la « communauté » musulmane souffre d’un individualisme très gaulois, et reste rétive au bonapartisme de nos élites. Et c’est une bonne nouvelle.

Et pourtant, on ne cesse de parler de cette fameuse communauté musulmane, à droite comme à gauche, soit pour dénoncer son refus de vraiment s’intégrer, soit pour en faire une victime de l’islamophobie. Les deux discours opposés sont fondés en fait sur le même fantasme d’une communauté musulmane imaginaire. Il n’y a pas de communauté musulmane, mais une population musulmane. Admettre ce simple constat serait déjà un bon antidote contre l’hystérie présente et à venir.

Olivier Roy: «La communauté musulmane n’existe pas»

JOSEPH CONFAVREUX
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 11 JANVIER 2015 SUR MEDIAPART

Comparaison avec le 11-Septembre, différence de traitement entre les victimes de Charlie Hebdo

et celles du supermarché cacher, itinéraire des djihadistes, culture de la violence et de la kalachnikov,

appels lancés à la « communauté musulmane », ressorts de la marche « unanime » du dimanche 11

janvier… Olivier Roy, grand spécialiste de l’islam, revient sur les enjeux politiques et sociaux mis en lumière par les attentats de Paris.  Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen, où il dirige le Programme méditerranéen. Il est notamment l’auteur de L’Islam mondialisé (Le Seuil, 2002), La Sainte Ignorance (Le Seuil, 2008) et En quête de l’Orient perdu (Seuil 324 p., 21,00 €).

 

Entretien.

Vous refusez la comparaison entre les attentats de Paris et le 11-Septembre 2001 ?

Oui, en termes d’intensité, cela me semble quand même différent. New York, c’est 3 000 morts,

une opération minutieusement préparée, dirigée de l’extérieur ; c’est le produit de lancement d’Al-Qaïda qui passe alors à la menace stratégique globale. Ici, en France, on a des crimes commis par trois petits branleurs qui ont appris à manier la kalachnikov au Yémen. L’impact symbolique et émotionnel est considérable, mais en termes de sécurité ou de géostratégie, on n’est pas dans la même dimension.

En outre, je suis un peu surpris de l’intensité de cet impact symbolique et émotionnel, alors qu’il n’y a pas beaucoup de différence avec les tueries perpétrées par Mohamed Merah, qui n’avaient pas eu la même résonance. Il y a là un débordement affectif qui me paraît révélateur d’une angoisse profonde.

La France a connu plusieurs attentats qui n’ont pas déclenché une telle panique, ni cet appel à l’unité nationale qui me semble être le reflet d’une fausse unanimité : s’il y a unité, pourquoi rejeter le FN de la manifestation, et s’il n’y a pas unité, pourquoi faire comme si les clivages ou les différences d’opinion avaient brutalement disparu ? Ces derniers reviendront avec d’autant plus de force qu’ils auront été artificiellement gommés sous le nouveau politiquement correct. L’hommage aux victimes est indispensable et la compassion nécessaire, mais je ne comprends pas pourquoi il n’y a quasiment aucun mot sur les victimes de Vincennes au regard d’une telle mobilisation pour Charlie Hebdo, qui était par excellence le journal insolent, contestataire, capable de rire de tout, abhorrant les unanimismes de façade… Comme si à chaque attentat il y avait les « vraies » victimes et des victimes collatérales ; or, si Charlie Hebdo était bien visé en tant que tel, on peut supposer que Coulibaly n’est pas entré par hasard dans un établissement juif. Et puis, je ne peux m’empêcher de sentir une forme d’auto-apitoiement corporatiste d’une partie des médias qui me semble très éloigné de l’esprit de Charlie

 

L’antisémitisme est-il constitutif du djihad ?

L’antisémitisme n’est pas constitutif de la stratégie des états-majors du djihad. Ni Ben Laden, ni Baghdadi n’ont fait des juifs leur cible principale. Pour eux, le conflit israélo-palestinien n’est pas la matrice de tous les conflits : l’ennemi c’est l’Occident pour le premier, et les « hérétiques » c’est-à-dire les chi’ites, pour le second. En revanche, chez les jeunes radicaux islamistes mobilisés en Occident, l’antisémitisme est une dimension fondamentale, mais qui fait partie d’une culture partagée avec bien d’autres. En effet, cet antisémitisme latent n’est pas spécifique aux jeunes Beurs de banlieue. Il suffit de regarder le public de Soral ou Dieudonné. Sans référentiel musulman, ils distillent un antisémitisme qui a un impact sur une jeunesse qui se sent marginalisée, quelles que soient ses références religieuses. On fait de l’islam une ligne de clivage en France, sans voir tout ce qui se partage de part et d’autre, et tout ce qui est transversal dans ces formes de violence et dans cet antisémitisme, qui n’est pas spécifique aux jeunes musulmans. Il suffit de lire les commentaires des lecteurs dans les sites web des journaux et des blogs pour s’en rendre compte…

 

Chérif Kouachi avait tenté de faire évader l’artificier des attentats de 1995. Existe-t-il un continuum djihadiste depuis les années 1990 ?

Oui, je ne crois pas à ces histoires de djihadistes de première, de deuxième ou de troisième génération.

On invente une nouvelle génération dès qu’on ne comprend pas ce qui se passe. Il existe donc une

continuité, dans la permanence de personnages comme Beghal ou dans la transmission, qui se fait notamment en prison. C’est comme dans le milieu des gangsters, il y a des figures mythiques, une transmission, une mythologisation des anciens, renforcée par le rôle pédagogique de la prison.

Cette continuité ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’évolution. Je pense que cette évolution se situe moins

sur le nombre de convertis qui, selon moi, est une constante que l’on perçoit seulement aujourd’hui –

le groupe Beghal comportait déjà environ un tiers de convertis –, mais plutôt sur l’importance croissante

prise par les femmes. Par conséquent, le djihad se fait désormais de plus en plus souvent en famille, entre frères, ou avec femmes et enfants, que ce soit en France ou au départ vers la Syrie…

 

Comment et pourquoi cette idéologie meurtrière séduit-elle de petits Parisiens ?

Ma thèse est que la raison principale de cette radicalisation est le croisement entre un référentiel musulman d’une part et d’autre part une culture de la violence, du ressentiment, de la fascination nihiliste pour un héroïsme malsain, négatif et suicidaire, celui des jeunes tueurs de Columbine qui massacrent les gens de leur école et se mettent en scène dans des vidéos en ligne avant de passer à l’action et de mourir, car la mort est toujours la fin de l’histoire (ce qui fut aussi le cas de la bande à Baader). Le « djihad mondialisé » est pratiquement la seule idéologie globale disponible sur le marché aujourd’hui, comme la révolution était l’idéologie standard des jeunes en rupture dans les années 1970. En mettant l’accent principalement sur les éventuelles sources coraniques de la violence – un Coran que ces jeunes occidentalisés connaissent souvent d’autant plus mal qu’ils ne parlent pas ou pas bien l’arabe –, on ignore simplement la profonde continuité du terrorisme islamique avec cette culture jeune de la violence et du fantasme de toute-puissance, celle de l’effet Columbine aux États-Unis, celle qui explique le succès de films comme Scarface dans les banlieues, sans parler des jeux vidéo ou de Born to Kill. Ce que je vais dire est à prendre avec des pincettes, mais je trouve l’exemple de Marseille intéressant. Marseille n’a jamais été partie prenante des radicalisations politiques. Dans les années 1970,

la Gauche prolétarienne puis Action directe n’ont pas été représentées à Marseille. Et aujourd’hui, le

radicalisme islamiste n’existe guère non plus. Alors que ces organisations de gauche radicale des années 1970 ou 1980 ont été, comme l’islamisme radical aujourd’hui, surreprésentées à Grenoble, Lyon, Lille ou Paris. Mon hypothèse est que Marseille et sa culture de violence locale et de banditisme offre des débouchés à cette culture de la violence, qui n’a alors pas besoin d’en passer par la radicalisation politique. Les jeunes gangsters de Marseille sont dans la même mise en scène de la violence spectaculaire, dans cette culture du surhomme, mais ne s’arrogent pas le droit de vie et de mort sur n’importe qui. Mais quand on interroge les mères des gangsters ou les mères des djihadistes, on voit qu’elles sont toutes atterrées par la radicalisation religieuse ou délinquante de leurs enfants, qui ont quelque chose en commun (et d’ailleurs beaucoup de djihadistes sont d’anciens loubards). Elles ne comprennent pas pourquoi, quand elles disent à leurs fils qu’ils vont mourir, cela ne les arrête pas. Mais ces jeunes sont fascinés par la toute puissance et le culte du surhomme. Ils savent qu’ils vont crever, mais s’en foutent. On est dans la même problématique que Mesrine, même si celui-ci n’était pas un tueur de masse. Et on est passé de la culture du révolver à la culture de la kalachnikov, qui fait plus de

dégâts.

 

Pourquoi ces attentats ont-ils lieu aujourd’hui ?

Il me semble que le phénomène est plus sociologique, structurel, que géostratégique. On aurait pu penser que les tueurs de Charlie Hebdo et de la supérette cacher se réclameraient de l’État islamique, mais ils se réclament d’Al-Qaïda au Yémen, parce que c’est là qu’ils sont allés, parce que c’est leur histoire personnelle. Et leurs complices sont leurs copains, pas des militants qui les rejoindraient par conviction. Ce qui compte pour eux, c’est davantage leur itinéraire personnel que la géopolitique contemporaine.

 

Chérif Kouachi semble être passé par des groupes religieux fondamentalistes. Cela fragilise-t-il la

distinction entre l’islam salafiste, qui peut être quiétiste, et l’islam radical porté vers le djihad ?

Beaucoup des jeunes djihadistes sont passés par des groupes fondamentalistes, tablighis ou surtout

salafistes. Mais je crois qu’il faut plutôt comprendre cela comme une trajectoire de jeunes qui se cherchent, qui tâtent de la délinquance, du tabligh, du salafisme, pour enfin trouver leur « voie »…

Dans un vrai groupe tablighi ou salafiste, vous avez une discipline à laquelle ils ont souvent du mal à

se plier, avec des levers à 5 heures du matin, de la prédication religieuse, le règlement interne du groupe. Les jeunes djihadistes font souvent des passages par des groupes fondamentalistes, mais n’y restent, la plupart du temps, pas longtemps. S’ils restent dans le groupe, ils vieillissent et se calment. On n’a quasiment pas d’exemples de personnes qui passent dix ans dans un groupe salafiste avant de passer au djihad. De même, beaucoup de jeunes qui rejoignent un camp d’entraînement en reviennent vite parce qu’ils ne supportent pas la discipline. Il est clair que les frères Chouaki ont bénéficié d’un entraînement militaire, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient fait partie d’une unité armée structurée. La manière dont ils ont pris la fuite et le fait qu’ils abandonnent une pièce d’identité, comme une forme de lapsus freudien, de volonté de signer leur acte personnellement, ressemblent plus aux gestes d’individus radicalisés en vadrouille qu’à celui de militants professionnels et aguerris.

 

Vous avez récemment écrit que cet acte terroriste transforme un débat intellectuel en question quasi

existentielle : s’interroger sur le lien entre islam et violence conduit à s’interroger sur la place des musulmans en France. De quelle manière ?

Aujourd’hui, même des intellectuels antiracistes se demandent : est-ce qu’il n’y a pas quelque chose

dans l’islam qui mène à ce genre de massacres ? Jusqu’ici, cette interrogation était réservée à certains

pôles idéologiques : les populistes anti-immigration, la droite identitaire anti-islam et même une frange de la laïcité militante. Maintenant, cette idée est devenue un cliché et ce genre de parole s’est libéré, notamment depuis le débat sur l’identité nationale lancé par Sarkozy. C’est devenu le nouveau politiquement correct, même si des journaux comme Causeur continuent d’affirmer qu’ils brisent les tabous et le politiquement correct en posant ce type de questions. Or, tout ce discours essentialiste n’est fondé sur aucune réalité sociologique, mais valorise une lecture théologique qui n’est que l’addition de quelques clichés sur la nature de l’islam (« en islam il n’y a pas de séparation entre religion et politique ») empruntés justement soit aux fondamentalistes eux-mêmes, soit à un orientalisme désuet. On ne s’intéresse pas à l’islam réel, c’est-à-dire à la religiosité et à la pratique concrète des croyants, dans leur diversité. Et puis comme d’habitude on mélange constamment « ethnicité » et « religion », tout en étant incapable de définir correctement l’un ou l’autre. La confusion est bien illustrée par le débat sur les « statistiques ethniques ». Au lieu qu’il s’agisse d’un débat disons « scientifique » (ce qu’il est quand même pour de vrais démographes), il est devenu idéologique et normatif. Entre ceux qui accusent les « progressistes » de refuser de voir les faits (par exemple la surreprésentation des jeunes d’origine musulmane dans les prisons), et ces mêmes progressistes qui mettent en garde contre la stigmatisation des populations d’origine immigrée, on a du mal à poser les « vraies » questions : qu’est-ce qui relève du « pur » religieux, du culturel, du social, et, le grand impensé du débat, du politique, ce même politique que nos hommes politiques dissimulent derrière la rhétorique et la fameuse « communication » qui fonctionne à plein dans la gestion du deuil des morts de Charlie Hebdo.  La France est bien plus mixte et bien moins communautarisée qu’on ne le dit. Quand le géographe Christophe Guilluy oppose les banlieues proches, peuplées de jeunes musulmans (les musulmans

sont toujours jeunes, et réciproquement), et les « périphéries » pavillonnaires peuplées de petits Blancs, il oublie que ces dernières comptent nombre de familles d’origine musulmane qui ont joué l’ascension

sociale et se retrouvent dans le ghetto de la zone pavillonnaire. Cette cécité vient aussi du fait qu’on refuse de voir la présence des classes moyennes musulmanes dans notre société, en partie parce qu’elles ne veulent pas être vues. Mais la montée de ces classes moyennes est flagrante. On n’a pas besoin de statistiques ethniques pour prendre un annuaire et voir le nombre de médecins avec un nom arabe dans une ville moyenne, consulter la liste des professeurs d’un collège de province ou le nom des conseillers financiers d’une agence bancaire de la banlieue ouest parisienne. Ces gens-là ne veulent pas être communautarisés et ne veulent pas parler au nom d’une communauté. Pourtant, on ne cesse de les renvoyer aux quartiers difficiles. Dans une ville comme Dreux, que je connais bien, les maires, de droite ou de gauche, ont longtemps systématiquement mis le conseiller municipal d’origine arabe adjoint aux sports ou aux quartiers (cela a changé) !  La machine à communautariser vient de la manière dont la République réduit ces classes moyennes musulmanes à des rôles de « grand frère », tout en maintenant à bout de bras des institutions soi-disant représentatives de l’islam de France, qui viennent de l’étranger et ne représentent pas cette classe moyenne intégrée et en ascension. On va pêcher ici et là des « imams modérés » pour détourner les jeunes du djihad, lesquels imams parlent à peine le français, comme Hassen Chalghoumi, l’imam de Drancy. Alors que les jeunes djihadistes radicalisés qui parlent, eux, un meilleur français, sont peu susceptibles de suivre ce genre de sermons.

On ignore aussi les « vrais » modérés qui vivent tranquillement sans chercher le micro inquisiteur qu’on tend à longueur de pseudo-reportages dans les banlieues. Mais il n’existe pas de travail sérieux, ni politique, ni journalistique, ni sociologique sur les classes moyennes musulmanes. Les seuls représentants de ces classes moyennes qu’on aperçoit sont des femmes politiques, comme Vallaud-Belkacem, Bougrab ou Dati, dont on ne cesse de souligner qu’il s’agirait d’exceptions, parce que femmes.

 

Pourquoi écrivez-vous qu’il n’existe pas de « communauté musulmane » en France ?

C’est un fait. Il n’existe pas de communauté religieuse fondée sur l’islam, ni au niveau institutionnel, ni au niveau des écoles, ni en ce qui concerne les associations, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Pourtant le gouvernement et les médias n’ont que ce mot à la bouche, tout en voulant lutter contre le communautarisme. Or, si 30 % des enfants juifs seraient scolarisés dans des écoles confessionnelles (selon L’Arche n° 555, mai 2004), le chiffre concernant les musulmans ne doit pas dépasser les 0,1 % vu qu’il n’existe pas plus de 10 écoles confessionnelles musulmanes en France, les parents préférant d’ailleurs envoyer leurs enfants dans les écoles catholiques. Il n’y a pas, chez l’immense majorité des musulmans, de désir de communautarisation, et si le ramadan est le rite le plus respecté c’est parce qu’il remplit aussi une fonction conviviale dans des espaces en crise de convivialité ; dire que le ramadan est une pratique communautaire, c’est comme si on disait que Noël pour les chrétiens ou les festnoz pour les Bretons sont du communautarisme (il y en a qui le disent). On ne sait même plus faire la fête, comme aurait dit Charlie