Articles du Vendredi : Sélection du 25 juillet 2014 !

Montrer, démontrer

Stéphane Foucart
www.lemonde.fr/planete/article/2014/07/19/montrer-demontrer_4459946_3244.html

La Fabrique écologique descend en flammes la transition énergétique

Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/la-fabrique-ecologique-descend-en-flammes-la-transition-energetique,48541?xtor=EPR-9

Ne rêvez pas, Mme Royal, le prix de l’électricité ne peut qu’augmenter

Benjamin Dessus
www.reporterre.net/spip.php?article6182

« Le pouvoir exorbitant des multinationales peut être l’un des nouveaux visages du despotisme »

Ivan du Roy, Olivier Petitjean
www.bastamag.net/Loi-responsabilite-multinationales

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Montrer, démontrer

Stéphane Foucart
www.lemonde.fr/planete/article/2014/07/19/montrer-demontrer_4459946_3244.html

Après l’avoir conspuée et combattue avec succès, voici qu’outre-Atlantique le monde des affaires s’intéresse à la science climatique. Trois caciques des milieux économiques américains ont ainsi mandaté, voilà plusieurs semaines, deux cabinets d’études pour plancher sur les effets prévisibles du réchauffement sur l’économie de leur pays. Le résultat, un rapport intitulé « Risky business », a été rendu public fin juin. Ses conclusions sont épouvantables, mais ne diffèrent en rien de ce qui est connu.

L’originalité du texte tient plutôt à ses trois commanditaires et aux raisons pour lesquelles ils prennent aujourd’hui à bras-le-corps un problème dont l’existence même était, jusque tout récemment, niée par une grande part de leurs pairs. Convenons-en, les trois conjurés – Henry Paulson (ancien secrétaire au Trésor de George W. Bush, ex-Goldman Sachs), Tom Steyer (ex-patron du fonds spéculatif Farallon) et Michael Bloomberg – n’ont guère le profil de farouches militants de Greenpeace.Et s’ils se mobilisent aujourd’hui, ce n’est pas sur la foi de connaissances nouvelles, mais parce que l’Amérique commence à observer des séries d’événements désagréables, dont la conjonction devient trop suspecte pour être le seul fait de la variabilité naturelle du climat. De l’ouragan Sandy aux submersions répétées de certaines villes de la Côte est, en passant par la sécheresse californienne, jamais vue en cinq siècles, avec ses images crève-coeur d’amandiers morts et de lacs asséchés : l’opinion américaine peut désormais constater de visu ce dont elle doute depuis si longtemps.INERTIE DU SYSTÈME

Hélas ! Que nous voyions aujourd’hui les effets du changement est, vu l’inertie du système climatique, le signe qu’il est déjà trop tard pour en éviter les effets majeurs.

Imprégnés par la culture de l’image, nous nous fions à ce qui est montré plutôt qu’à ce qui est démontré, et ce travers, s’il n’a l’air de rien, coûtera cher in fine. Car la plupart des problèmes environnementaux actuels (pollutions diffuses, déplétion des ressources, etc.) sont d’abord inaccessibles à la perception individuelle et ne peuvent être appréhendés que par le truchement de savoirs abstraits. Les Grecs du Ve siècle avant J.-C. n’ont pas attendu d’avoir des images satellites de la Terre pour se convaincre, par le raisonnement, de sa rotondité…

S’agissant du climat, la Maison Blanche avait été prévenue par un rapport de l’Académie des sciences américaine, qui le disait sans fard : « Les conclusions de ce rapport pourront paraître inconfortables aux responsables politiques. Si le dioxyde de carbone continue à augmenter, nous ne voyons aucune raison de douter que des changements climatiques en résulteront et nous n’avons aucune raison de croire que ces changements seront négligeables. (…) Conduire une politique qui “attendrait pour voir” reviendrait à attendre qu’il soit trop tard. » Le « rapport Charney » a été rendu, à sa demande, au président américain… Jimmy Carter. C’était en 1979.

La Fabrique écologique descend en flammes la transition énergétique

Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/la-fabrique-ecologique-descend-en-flammes-la-transition-energetique,48541?xtor=EPR-9

Le laboratoire d’idées spécialisé dans les problématiques environnementales publie une note sur le projet de loi sur la transition énergétique. Verdict: peut beaucoup mieux faire.

Les think tanks ont du bon. Souvent discrètes, ces laboratoires d’idées, fédérant experts et parties prenantes, prennent leur temps pour analyser un sujet et fournir des recommandations bien senties.

Il aura fallu 6 semaines aux spécialistes de la Fabrique écologique pour se faire une idée du projet de loi sur la transition énergétique, tel que présenté récemment par Ségolène Royal. Ce jeudi 24 juillet, Géraud Guibert, son président, et l’avocat Arnaud Gossement ont présenté le fruit de leurs cogitations. Lesquelles ne devraient pas forcément réjouir la locataire de l’Hôtel de Roquelaure.

Comme d’autres experts avant eux, les deux co-présidents du groupe de travail de la Fabrique déplorent, pour commencer, les manques du texte. Jugé trop «carbo» et trop «électro» centré, le projet de loi n’intègre pas non plus des sujets majeurs, tels l’aménagement urbain, les transports (à l’exception du véhicule électrique) ou l’agriculture.

Manque d’ambition

La Fabrique écologique regrette aussi un sérieux manque d’ambition gouvernementale. «Le texte révèle un mouvement de réforme territoriale, souligne Arnaud Gossement, mais qui ne va pas jusqu’au bout. Les régions sont bien les cheffes de file de la politique énergétique, mais c’est l’état qui fixe les priorités via la programmation pluriannuelle énergétique.»

Autre absent de taille: le facteur 4. Inscrite dans la loi Pope de 2005, cette division par 4 des émissions françaises de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050 est rayée du Code de l’environnement. Le gouvernement lui substitue l’abattement de 40% des émissions de GES d’ici 2030. Ce qui est l’objectif du paquet Energie Climat 2030, toujours en discussion à Bruxelles.

Anticonstitutionnelle, la baisse du nucléaire?

La réduction à 50% de la part du nucléaire dans la production d’électricité a beaucoup occupé les experts de la Fabrique. Reconnaissant son caractère «consensuel», les auteurs de la note s’interrogent toutefois sur la légalité de la promesse du candidat Hollande. «On peut s’interroger, dans sa rédaction actuelle, sur la validité juridique et constitutionnelle du procédé de plafonnement et sa compatibilité avec le droit communautaire, au nom notamment du respect du principe d’égalité entre opérateurs.» Dit autrement, l’état n’a pas les moyens juridiques d’obliger EDF à fermer des réacteurs en parfait état de marche.

Par ailleurs, un arrêt brutal de certaines tranches des centrales de Chooz, Tricastin ou Fessenheim pourrait coûter, juridiquement et financièrement, très cher. Des concurrents d’EDF (allemand, suisses et franco-belge)  possèdent en effet plus de 3.000 mégawatts de droits de tirage (pour 19 térawattheures par an) sur ces réacteurs. Les arrêter, c’est s’exposer au paiement de douloureux dommages et intérêts.

Innovation juridique

Parmi les autres manques, Arnaud Gossement regrette l’absence d’objectifs portant sur les énergies renouvelables (ENR) et l’inexistence d’une réforme de la fiscalité des hydrocarbures. Bon connaisseur du sujet, l’avocat souligne que le projet Royal est riche en procédures de contrôle pour les renouvelables. Et qu’il comporte une innovation juridique (française): le complément de rémunération, appelé à supplanter les tarifs d’achats d’ENR.

Il y a tout de même des sujets de contentement. Comme l’obligation de réaliser des travaux d’efficacité énergétique lors des gros ravalements. «Il s’agit d’une mesure qui se révèlera très puissante ou illusoire selon la rédaction qui sera faite du décret d’application», avertit toutefois Géraud Guibert.

La création annoncée du chèque énergie trouve grâce aux yeux des responsables de la Fabrique. Mais pas à n’importe quel prix. «Il ne faudrait pas qu’il subventionne le chauffage au fioul. Ce serait un comble», s’inquiète le magistrat à la Cour des comptes.

Décidée à peser sur le débat parlementaire, la Fabrique n’en restera pas là. Dès septembre, elle publiera une nouvelle version de sa note. Le texte jaugera alors le projet de loi définitif. Il devrait en outre comporter de nombreuses propositions d’amendement. De quoi faciliter le travail des parlementaires.

Ne rêvez pas, Mme Royal, le prix de l’électricité ne peut qu’augmenter

Benjamin Dessus
www.reporterre.net/spip.php?article6182

Jeudi dernier, Ségolène Royal a annoncé l’annulation de la hausse de 5 % des tarifs EDF qui devait intervenir au début du mois d’août. Mais la ministre recule l’échéance : les prix de l’électricité sont structurellement à la hausse. Il vaudrait mieux s’y préparer en organisant les économies d’électricité.

Dans les treize centimes/kWh (kilowatt-heure) que payent aujourd’hui les ménages, la production d’électricité compte pour environ cinq centimes, son transport et sa distribution pour 4,3 et les taxes pour 3,7.

Voyons d’abord la production. En France, nous dit-on, l’électricité restera particulièrement bon marché puisqu’elle provient à 75 % du nucléaire dont les coûts de production sont totalement maîtrisés et pour 15 % par des centrales hydrauliques amorties depuis belle lurette.

Rien n’est pourtant moins sûr. L’âge moyen des centrales nucléaires en France est de vingt-sept ans et leur durée de vie prévue de quarante. D’ici dix ans la moitié des réacteurs devrait être, soit remplacée, soit réhabilitée pour en prolonger de dix ou vingt ans la durée de fonctionnement.

Le coût de production de l’électricité nucléaire va augmenter

Dans les deux cas, le coût de production va s’envoler :

La remise à niveau des réacteurs, ce qu’EDF appelle « le grand carénage », devrait faire passer, même en adoptant les prévisions manifestement très optimistes d’EDF en la matière, le coût de 4,5 centimes/kWh actuellement à plus de 6,5 et plus probablement sept ou huit centimes.

Quant à la construction d’un parc d’EPR, on sait déjà qu’elle conduirait à des coûts de production supérieurs à 7,7 centimes même si l’effet de série improbable espéré par EDF venait réduire de 25 % les coûts d’investissement qu’on constate aujourd’hui à Flamanville ou en Finlande.

Du côté des renouvelables, pas d’espoir à court et moyen terme de voir les éoliennes terrestres fournir du courant à moins de sept centimes le kWh et les éoliennes offshore à moins de dix ou douze centimes.

Charbon et gaz : l’impasse

Côté fossile, il reste bien les cycles combinés à gaz naturel dont les coûts de production se situent vers six à sept centimes/kWh et surtout les centrales à charbon, alors que le prix de ce combustible s’est effondré à la suite du boom des gaz de schiste aux Etats-Unis.

Mais ce serait entrer en complète contradiction avec les engagements de la France en termes d’émissions de gaz à effet de serre pour la stratégie charbon et prendre un risque économique important pour la stratégie gaz naturel dont le marché européen est soumis à des tensions géostratégiques majeures.

On voit que dans tous les cas, les coûts de production des moyens futurs vont passer de cinq centimes aujourd’hui à sept ou huit centimes/kWh, une augmentation de 40 à 60 % sur une grosse part de la production qu’il faudra bien répercuter un jour sur le consommateur.

Une hausse des coûts de transport et de distribution

Et du côté transport et distribution ? Le réseau de transport français, largement dimensionné par la production nucléaire, est relativement jeune et donc en bon état. Réseau de transport d’électricité (RTE) devra cependant investir pour adapter son réseau à l’arrivée des énergies renouvelables (parcs éoliens, centrales solaires).

C’est une toute autre affaire pour le réseau de distribution dans lequel il est indispensable d’investir massivement dans les années qui viennent pour enrayer la dégradation du service au consommateur qui s’est manifestée depuis une dizaine d’années. Pas d’économies donc à espérer de ce côté mais plutôt une hausse des coûts à prévoir…

Une augmentation des tarifs de l’électricité de 15 à 20 % dans les années qui viennent semble donc bien justifiée.

La solution pour ne pas payer plus : économiser la consommation domestique

Mais ce n’est pas pour autant que la facture des ménages est condamnée à augmenter proportionnellement.

15 à 20 % d’économie d’électricité domestique à coûts nuls ou très faibles sont en effet accessibles à court terme en France si l’on s’y attelle enfin sérieusement. A preuve, les allemands qui ont réussi à stabiliser la consommation électrique domestique des ménages en 2010 au niveau de celle de l’année 1998 alors que la nôtre, équivalente à la même époque, avait augmenté en 2010 de 28 % !

« Le pouvoir exorbitant des multinationales peut être l’un des nouveaux visages du despotisme »

Ivan du Roy, Olivier Petitjean
www.bastamag.net/Loi-responsabilite-multinationales

Une loi sur le « devoir de vigilance » des multinationales est en préparation. L’objectif : rendre responsables les grands groupes français des atteintes aux droits humains et à l’environnement qui pourraient être constatées dans leurs filiales et leurs chaînes d’approvisionnement. Soutenue par des députés du PS, écologistes, du Front de gauche, et par plusieurs organisations de défense des droits humains, la proposition de loi est combattue par le Medef. « Si les entreprises sont aussi vertueuses qu’elles le prétendent, cela doit pouvoir se vérifier », estime son initiateur, le député socialiste Dominique Potier. Entretien.

Dominique Potier est député socialiste de la 5e circonscription de Meurthe-et-Moselle depuis les élections de juin 2012, remportées face à Nadine Morano. Agriculteur-exploitant de profession, il a signé l’« Appel des 100 » députés socialistes pour plus d’emploi et de justice sociale. Avec ses collègues Danielle Auroi (EELV) et Philippe Noguès (PS), il est à l’origine d’une proposition de loi sur le « devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » (lire le texte de loi).

« Il s’agit de responsabiliser ainsi les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement », prévoit la proposition de loi. Très soutenue par les ONG de défense des droits humains, elle est combattue par le Medef. Dominique Potier et ses collègues espèrent que le projet sera débattu d’ici la fin de l’année, malgré les réserves du gouvernement et la réticence du ministère de l’Économie et des Finances.

Basta ! : Travailler sur la responsabilité des multinationales est plutôt rare dans l’Hémicycle. Pourquoi vous êtes-vous saisi de ce sujet ?

Dominique Potier : C’est par fidélité à mes engagements passés au sein de la mouvance du « christianisme social » de la gauche. Avant d’être député, j’ai été militant au sein du Mouvement rural de Jeunesse chrétienne (MRJC) et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Lors des élections de 2012, j’avais signé le « Pacte pour une terre solidaire », une plateforme de 16 propositions élaborées par le CCFD (à consulter ici), qui portent notamment sur la lutte contre les paradis fiscaux, la souveraineté alimentaire, la protection des migrants et sur la responsabilisation des multinationales en matière de droits de l’homme. Suite à mon élection, j’ai repris contact avec eux pour donner effet à ces propositions, ce qui nous a conduit à cibler la question de la responsabilité des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants.

Vous êtes l’un des seuls hommes politiques français à vous être exprimé publiquement sur l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, en avril 2013, ou le recours au travail esclave dans la chaîne d’approvisionnement en crevettes de Carrefour en Thaïlande (juin 2014) [1]

La semaine où j’ai demandé au groupe PS de poser une question orale sur le Rana Plaza, c’était la troisième fois que nous abordions dans l’Hémicycle l’affaire des affrontements entre supporters du PSG et forces de l’ordre sur l’esplanade du Trocadéro [en mai 2013, ndlr]. C’est une illustration de l’insoutenable légèreté de notre vie politique, qui fait d’un incident un fait majeur, et qui ne perçoit pas les véritables scandales, révélateurs d’un monde à la dérive, comme le Rana Plaza.

Sur le plan médiatique, en revanche, il y a eu, au moment du drame, puis à l’occasion de son premier anniversaire il y a deux mois, énormément de reportages, souvent de bonne qualité, sur le secteur textile au Bangladesh. Je ne pense pas qu’il reste beaucoup de Français qui n’aient pas été informés, à un moment ou un autre, sur les conditions de travail dramatiques et les salaires de misère des ouvrières qui fabriquent des vêtements pour les grandes marques occidentales. Ces reportages ont parfois fait le lien avec notre proposition de loi, mais pas suffisamment. Or celle-ci constitue bien un début de réponse à de telles situations, puisqu’elle vise à responsabiliser les donneurs d’ordres et les sociétés mères vis-à-vis des atteintes aux droits fondamentaux à l’autre extrémité de leurs chaînes d’approvisionnement. Nous avions d’ailleurs commencé à travailler sur cette proposition de loi avant l’effondrement du Rana Plaza : le problème avait déjà été identifié, notamment par les ONG, mais ce drame a servi de révélateur.

 

Comment expliquer ce silence des politiques alors que trois marques françaises – Carrefour, Auchan et Camaïeu – étaient impliquées dans le drame du Rana Plaza ?

Cela renvoie à une question fondamentale : pourquoi la gauche ne s’investit-elle plus sur ces sujets ? Pourquoi ne s’intéresse-t-elle plus aux plus fragiles, ici ou ailleurs ? Nous avons le même problème quand il s’agit d’évoquer le quart-monde en France. En octobre dernier, Claude Bartolone a organisé une journée sur la pauvreté à l’Assemblée nationale, mais très peu de députés se sont déplacés pour écouter les militants et les personnes précaire venus témoigner. La gauche semble avoir oublié ce qui était l’un de ses moteurs d’indignation et de révolte les plus fondamentaux. Avec quelques autres, j’ai fondé un cercle politique inspiré de la pensée des philosophes Emmanuel Mounier, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas appelé « Esprit civique ». Nous venons de rédiger un manifeste qui évoque ce « décrochage » de la gauche vis-à-vis des plus vulnérables.

L’autre facteur qui explique ce silence est le sentiment d’impuissance, dès lors que nous semblons avoir accepté la vision dominante de l’ordre international, faite de compétition et de mondialisation à marche forcée. Nous acceptons d’emblée le terrain que nous impose le néolibéralisme, comme s’il n’existait pas d’autre logique possible. On se contente de mettre en avant une notion assez floue et assez naïve de « patriotisme économique ». La réponse à la mondialisation, ce n’est pas de ne penser qu’à soi. En ce début de 21ème siècle la question n’est pas de savoir si nous sommes pour ou contre l’entreprise ou la mondialisation, l’enjeu est de rendre ces dynamiques « vivables » autour d’un concept étonnamment moderne, celui de la loyauté.

Il y a aussi une incapacité de penser l’Europe et le monde au sein de la gauche, qui va de pair avec la perte d’attention pour les plus fragiles. Qui parle de Lampedusa aujourd’hui ? Pas le Parti socialiste. De même, on réduit les crédits alloués à l’Agence française de développement (AFD). Certes, il y a beaucoup à dire sur le fonctionnement de l’AFD. Nous avons d’ailleurs introduit dans la loi Canfin des dispositions qui pourraient amener des changements importants. Mais dans une optique de stratégie de coopération avec l’Afrique sub-saharienne, ces crédits auraient dû être doublés en réponse au défi de l’immigration.

En quoi la proposition de loi que vous avez présentée contribue-t-elle à « civiliser » la mondialisation ? Les grandes entreprises françaises prétendent toutes qu’elles promeuvent déjà les droits de l’homme, et qu’elles ont déjà mis en place toutes les procédures pour veiller à leur respect.

La proposition de loi ne vise pas ceux qui font bien, mais ceux qui trichent. Il s’agit de pouvoir identifier les fautes de ceux qui ne respectent pas les règles, et de les éliminer du jeu. Et pour cela, il faut rendre possible une sanction judiciaire. Il suffit de penser à ce qui se passe sur la route. Vous trouverez toujours des gens pour affirmer qu’il n’y a nul besoin de radars et de contrôles, et que l’on peut faire confiance aux automobilistes pour se respecter les uns les autres. La réalité, c’est qu’il y a bien des chauffards, et qu’il faut pouvoir les identifier. Si les entreprises sont aussi vertueuses qu’elles le prétendent, cela doit pouvoir se vérifier. Lorsqu’elles affirment vendre du bœuf, on doit pouvoir vérifier que ce n’est pas du cheval. Il en va de même lorsqu’elles assurent offrir des conditions de travail dignes à leurs fournisseurs.

Plus concrètement, la proposition de loi vise à instaurer un « devoir de vigilance » des grandes entreprises quant à leur responsabilité sociale et environnementale. Ce devoir de vigilance pourra être mis en cause en cas d’atteinte grave et continue aux droits fondamentaux. Contrairement à ce que prétend un certain patronat, il ne s’agit pas de multiplier les procès pour des motifs futiles ou des accidents inopinés. En cas de problème grave – le Rana Plaza ou le scandale de la crevette thaïlandaise de Carrefour en sont des exemples –, le juge pourra demander à l’entreprise de prouver qu’elle a effectivement mis en œuvre son devoir de vigilance. En cas de manquement, elle pourra être reconnue fautive.

La mise en œuvre de ce devoir de vigilance prend différentes formes. Suite au drame du Rana Plaza par exemple, plusieurs entreprises se sont associées à un « Accord sur la sécurité des usines » [lire notre article], qui inclut des engagements concrets de la part des donneurs d’ordre. Une entreprise qui souscrit à ce type d’accord et le met effectivement en œuvre prouvera alors qu’elle a exercé son devoir de vigilance. C’est ce qu’avait souligné l’économiste Armand Hatchuel dans Le Monde : plutôt que de devoir se justifier individuellement, les entreprises seront encouragées à s’acquitter de leurs obligations en adhérant à des formes de sécurité collective par filière ou par pays.

Il existe déjà des dispositifs similaires dans le domaine de la santé et la sécurité au travail : l’employeur a un devoir d’assurer la sécurité de ses employés, sous peine, en cas de manquement grave, que la faute inexcusable de l’employeur soit reconnue. S’agit-il du même principe ?

Tout à fait. Nous avons travaillé avec des juristes, et tous ont signalé l’existence de principes similaires dans d’autres domaines ou dans d’autres législations nationales.

Sur le plan philosophique, l’essentiel du droit français et européen s’est bâti sur la défense de l’individu contre le despotisme. D’où l’importance du droit de propriété et des droits individuels en général. Aujourd’hui, le monde a changé, le danger a changé de visage. Le pouvoir exorbitant des multinationales, associé à une grande irresponsabilité juridique, peut être l’un de ces nouveaux visages. Il nous faut donc inventer un nouveau droit à l’échelle internationale qui puisse protéger les populations – des groupes et pas seulement des individus – face à la toute-puissance des multinationales. On retrouve le même enjeu à propos de la souveraineté alimentaire et la propriété des terres, ou encore du droit du vivant. Il s’agit de réinventer un droit qui protège nos biens communs à l’échelle de la planète, pour éviter leur privatisation, leur fragmentation. Cela doit être un combat majeur de la gauche.

Ceux qui critiquent la proposition de loi estiment qu’elle va nuire à la compétitivité des entreprises françaises au niveau international, particulièrement si la France avance seule, et qu’il serait plus pertinent d’agir à l’échelon européen. Que leur répondez-vous ?

L’Europe avance sous l’impulsion des nations qui la composent. L’histoire montre qu’il peut y avoir des cercles vertueux, notamment si l’on tient compte du poids des opinions publiques. On peut imaginer que l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne suivent le mouvement, et que nous obtenions une majorité à l’échelle communautaire, comme cela a été le cas sur le travail détaché. Mais nous entendons toujours les mêmes discours, selon lesquels nos entreprises vont perdre en compétitivité dès lors que leurs concurrents anglo-saxons ou asiatiques ne seront pas soumis aux mêmes règles. C’est le contraire qui est vrai. Pour diverses raisons – plus grande sensibilité à l’opinion publique, héritage des traditions humanistes dans la culture des dirigeants –, les entreprises françaises et européennes font un peu mieux que leurs compétiteurs en terme de respect des droits fondamentaux. Ou font au moins semblant de se préoccuper de leurs impacts. Il est possible d’en faire une arme. La France et ses entreprises pourraient dire : « Nous sommes dans la mondialisation, en respectant des règles qui tirent la mondialisation vers le haut, et nous avons un peu d’avance dans ce domaine. »

Les représentants des grandes entreprises ne cachent pas leur opposition résolue à la proposition de loi, et semblent avoir l’oreille d’une partie du gouvernement. Où en est-on politiquement quant à la possibilité de son adoption ?

C’est une loi qui peut rassembler la majorité. Elle est soutenue par quatre groupes parlementaires. Ce qui est une bonne nouvelle dans la situation actuelle. Nous pensons que son examen par l’Assemblée pourra avoir lieu d’ici la fin de l’année.

Cette proposition de loi ne vient-elle pas à contre-courant au vu de la politique économique actuelle du gouvernement, qui multiplie les concessions aux entreprises ? Nous avons l’impression que celui-ci attend tout de « l’entreprise » (conçue en un sens très réducteur), au détriment de cette « autre économie » qui fait partie de la tradition de la gauche : coopératives, économie sociale et solidaire, associations, services publics…

Il faut nuancer. Ce gouvernement a fait adopter plusieurs lois qui constituent des avancées très importantes pour cette autre économie dont vous parlez. Il suffit de penser aux lois Hamon sur la consommation et sur l’économie sociale et solidaire, ou à la loi d’avenir agricole. Malheureusement, ce n’est pas ce qui est le plus audible aujourd’hui. On entend surtout un discours anti-impôts, un discours sur la compétition. On prend ainsi le risque de la régression sur le plan culturel. Tout ceci est en train de ruiner l’espérance des gens, comme l’ont montré les élections européennes.

En même temps qu’un effort de rigueur sur les finances publiques dans la mesure où c’était nécessaire, la gauche aurait pu aussi chercher à mobiliser les forces citoyennes du pays, celles de l’économie sociale et solidaire, du milieu associatif, et même de certains milieux d’entrepreneurs. Beaucoup de Français sont déjà dans des choix de vie de ce type. Moi-même, je suis membre d’une coopérative agricole. Il y a une prise de conscience grandissante de l’impasse du modèle consumériste actuel. Mais au lieu de demander à cette France innovante de se positionner en acteurs de changement, nous essayons vainement de montrer que nous sommes les « bons élèves » de l’austérité, sans chercher à mettre en avant un modèle alternatif de développement.

Le Conseil des droits de l’homme de l’Onu vient de lancer un processus pour élaborer des normes internationales contraignantes sur la responsabilité des multinationales en matière de droits humains. Que pensez-vous de la position de la France qui, comme toute l’Union européenne, a voté contre ce processus ?

Je n’ai pas connaissance de tous les termes du débat, mais je suis a priori favorable à un tel processus, et je souhaite que la position de la France ne soit pas définitive.